Soyons des jouisseurs raisonnables! (ou l’apologie de la frustration)

«Moi aussi j’ai du mal avec ma paresse légendaire et ma gourmandise. Mais j’essaie d’avoir une hygiène de vie, de continuer à travailler même à mon âge, sinon je deviendrais rapidement un crétin en surpoids. Je m’oblige à des choses (...) difficiles...» Didier Pleux
Regard sur le monde _ Soyons des jouisseurs raisonnables !

Soyons des jouisseurs raisonnables!

Tel est l’humain d’aujourd’hui : pressé de jouir, de profiter. Et de plus en plus intolérant à la frustration. Une inclinaison qui agace le psychologue Didier Pleux, adepte de la frustration salu­taire.

 

De quoi parle-t-on?

Si la recherche de plaisir est une tendance naturelle de l’humain, la satisfaction immédiate, favorisée par les technologies numériques, entraîne de nouvelles pa­­­tho­­logies. Didier Pleux, psychothéra­peute célèbre pour ses ouvrages éducatifs, propose une nouvelle philosophie entre plaisir et principe de réalité. A découvrir dans son dernier ouvrage, Comment échapper à la dictature du cerveau reptilien (Editions Odile Jacob, 2021).

 

Vous faites un constat saisissant : nous se­rions de moins en moins tolérants à la frus­­tra­tion…

Oui, c’est l’hypothèse que je travaille depuis plusieurs années. Je le disais déjà il y a vingt ans et ça s’est aggravé. Le seuil de tolérance est encore descendu d’un cran. Parce que l’on est toujours dans le même contexte sociologique d’épanouissement de l’individu, une société de consommation, où il faut profiter de la vie et jouir.

 

Mais en quoi est-ce grave, au fond, d’être dans le plaisir continu?

L’intolérance aux frustrations engendre de nouvelles pa­tho­­logies : de fausses dépressions nerveuses, par exemple. Des gens déprimés le dimanche soir parce qu’il faut reprendre le boulot ou dépri­­­més après les va­cances parce que les loisirs s’arrêtent. Je vois des phénomènes d’angoisse majeure, parce que les gens sont en manque d’immédiateté. Les pathologies colériques sont aussi beau­coup plus nombreuses. Autrefois, elles exprimaient le mal-être, aujourd’hui elles expriment un ras-le-bol de l’autre. Environ 70% de mes patients adultes souffrent de problèmes de ce genre.

 

A quoi ressemblent ces adultes intolérants?

Ce sont des gens, hommes et femmes, qui ressemblent étrangement à des enfants, qui n’ont pas maturé, qui n’acceptent pas le principe de réalité et n’essaient pas de trouver une harmonie entre leurs désirs et les choses difficiles de la vie. Ils marchent à l’envie, veulent tout le temps être dans le fun, n’acceptent ni les embouteil­lages, ni de faire la queue au magasin. Dès que ça ne va pas dans le sens de la jouissance immédiate, ils explosent. Regardez les incivilités, la montée de la violence, les gens qui coupent les files, qui parlent fort dans le train, qui sortent un flingue pour un paquet de drogue… On parle toujours des pervers narcissiques, mais ce sont simplement des adultes rois. Des gens qui ont tendance à instrumenta­liser les autres et à éliminer tout ce qui est difficile dans la vie. Ce qui explique aussi que les couples ne durent que cinq à six ans, parce que dès qu’il n’y a plus de désir sexuel, que l’on se découvre vraiment l’un l’autre, avec des différences de pensées, tout devient frustrant.

 

Comment expliquez-vous cette nouvelle impatience?

Pour une part, à une carence éducative. Nous avons hérité de cette éducation bienveillante, post-Dolto, centrée sur l’enfant, à qui il faut tout ex­­pli­quer et rien demander. C’est séduisant pour les pa­rents, qui évitent ainsi beaucoup de conflits, mais on est allé beau­coup trop loin. S’il n’y a pas une vraie médiation parentale dans le développement de l’enfant, s’il est laissé libre dans ses pulsions, il y a un grand danger. Les neuro­sciences l’ont montré : l’être humain est programmé pour le plaisir, c’est l’éducation qui vient le tempérer, le freiner et lui apprendre des choses. L’empathie n’est pas naturelle chez l’enfant. La plupart ne pensent qu’à eux, à leur satisfac­tion immédiate. D’où l’im­portance d’éduquer, d’élever l’enfant, avec amour et frustration, de l’habituer aux contraintes et à l’effort. S’il résiste à 4 ans, il résistera plus tard, il sera mieux armé.

 

Mais tout n’est-il pas fait, dans notre société contemporaine, pour que l’on consomme vite et bien?

Oui, bien sûr. L’arrivée des écrans a amené l’immédiateté et touche les enfants comme les adultes. Le striatum, lieu du plaisir dans le cerveau, est constamment stimulé. Ce qui enclenche le circuit de la récompense : plus on est dans le plaisir, plus on sécrète de la dopamine, plus on est dans le manque et plus on en redemande. C’est le principe de toutes les addictions, qu’il s’agisse de nourriture, d’alcool, de drogue, de sexe ou d’écran. Les nouvelles technologies font baisser notre seuil d’intolérance aux frustrations. Dès que l’on ne capte plus avec son téléphone, on s’impatiente. Dès que l’on ne sait plus quelque chose, on court sur Wikipédia. Cette société de plaisir, ajoutée à la psychologie permissive et aux nouvelles technologies nous font tomber dans le panneau. Il faut que l’on se trouve une discipline de vie, éviter les excès alors que notre cerveau primaire en veut toujours plus.

 

Mais pensez-vous vraiment que l’on soit davantage le jouet de nos pulsions que les Romains de l’Antiquité ou les nobles à la cour du Roi Soleil?

Je ne dis pas que c’est nouveau. Mais aujourd’hui, il y a des signes qui montrent qu’il y a une régression. Ce n’est pas pire qu’avant, pas aussi visible que le nazisme ou une guerre. Nous ne sommes pas dans le pire des mondes, mais il y a une petite alerte. Parce que les gens d’aujourd’hui ont cette appétence pour la fameuse pilule soma du roman d’Aldous Huxley[1] : être tout le temps dans le bien-être, dans la béatitude, dans le bon ressenti. Il y a une sorte de régression philosophique. Mais il reste un espoir quand je vois cette mouvance de la jeunesse pour l’écologie, l’engage­ment environnemental, qui est un peu celui que nous avions pour l’humanisme en 1968.[2] Etre écologique, c’est se frus­trer, tout en jouissant de la vie. Il y a un espoir, mais ce n’est pas un mouvement majoritaire du tout.

 

Est-ce que la tolérance aux frustrations peut s’apprendre à tout âge?

Oui, le grand malaise de mes patients adultes, c’est la procrastination. Ils sont incapables de faire quelque chose de difficile, par peur de l’échec, par incompétence ou par manque d’envie. Je leur propose de se remettre progressivement dans leur zone rouge, de faire un effort pendant cinq minutes, puis dix. Je refais leur éducation, comme si j’étais un nouveau parent. Je demande à mes patients : qu’est-ce que vous allez mettre de déplaisant dans votre vie? Je leur propose des petits défis, apprendre une nouvelle langue, se remettre au sport, commencer le vélo… Les gens en psychothérapie ont souvent des carences éducatives plutôt qu’affectives.

 

N’avez-vous pas peur que l’on retombe dans le refoulement?

Je ne dis pas qu’il faut vivre dans la frustration continue. Il ne s’agit pas de tout refouler, mais d’harmoniser sa propension au plaisir et la réalité. On peut découvrir le vrai bonheur, l’hédonisme à moyen et long terme. Mais le principe de réalité exige qu’on passe par l’effort, le contraignant, parfois le déplaisant pour vivre ensuite quelque chose de plus fort. Alors que l’immédiateté, c’est un rapport au plaisir infantile. Soyons des jouisseurs rationnels, savourons une jouissance qui n’en­combre par les autres et qui apporte autre chose qu’une satisfaction immédiate.

 

Le confinement, comme exercice de self-control, a dû vous réjouir…

Une pandémie, c’est le principe de réalité[3] dans toute sa difficulté. Il faut vivre avec toutes les réalités, alors que l’on vit souvent de façon aveugle sans s’interroger sur le sens, qu’est-ce qu’on fait de notre vie, où est-ce qu’on va… Beaucoup se demandent où aller en vacances et quand est-ce que les ter­rasses rouvrent. Je ne dis pas qu’il faut être un ascète, mais vivre, ce n’est pas que ça. Que les ter­rasses rouvrent, très bien, mais pour se dire quoi?

 

Faut-il réinventer une nouvelle morale?

Oui, il faut retrouver une nouvelle philosophie de vie. L’homme est un animal moral. Ce qui implique al­truisme, humanisme et frustration. Il faut redonner de la force à la pensée, essayer d’anticiper non pas pour s’empêcher, mais tenter de s’empêcher. Moi aussi j’ai du mal, avec ma paresse légendaire et ma gourmandise. Mais j’essaie d’avoir une hygiène de vie, de continuer à travailler même à mon âge, sinon je deviendrais rapi­­­de­­­ment un crétin en surpoids. Je m’oblige à des choses qui sont plus difficiles, même si je préférerais par­fois faire une sieste.

 

Bio express de l’auteur

1952 Naissance de Didier Pleux, à Caen (F). Docteur en psychologie du développement, psychologue clinicien et psychothérapeute, il est aujourd’hui marié, père de trois enfants.

1984 Après avoir été éducateur spécialisé dans un foyer de délinquants récidivistes pendant dix ans, il démissionne pour désaccord avec ses collègues.

1985 Part aux Etats-Unis pour se former aux approches cognitives auprès d’Albert Ellis, tout en tenant un cabinet de consultation en Normandie.

1986 Crée l’Institut français de thérapie cognitive à Caen, qui deviendra l’Institut Ellis France.

2002 Publie De l’enfant roi à l’enfant tyran, Editions Odile Jacob, 2002 et 2006, qui deviendra un best-seller.

2011 Enseigne à l’Université populaire de Caen de Michel Onfray.

2015 Publie La révolution du divan, Editions Odile Jacob, 2015, socle d’une nouvelle psychothérapie existentielle.

2021 Publie Comment échapper à la dictature du cerveau reptilien, Editions Odile Jacob, 2021.

 

 

Patricia Brambilla

Source : Site internet Fédération des coopératives Migros – 20.05.21

Mise en forme : APV

Date de parution sur www.apv.org : 30.06.21

 

[1] N.d.l.r. : Le meilleur des mondes, roman d’anticipation dystopique paru en 1932.

[2] N.d.l.r. : Nous ne partageons pas la position de l’auteur sur ce point.

[3] N.d.l.r. : On peut légitimement questionner la pro­­por­­tion réalité / narration dans la crise Covid, les informations contra­dictoires diffusées à ce sujet ayant ôté tout sens au principe de réalité (voir notre billet de blog à ce sujet).

Article écrit par Fédération des coopératives Migros – Brambilla Patricia

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