«Nous éduquons mal nos enfants»
Education Aldo Naouri est inquiet pour l’avenir des sociétés occidentales, car nous éduquons mal les enfants. Sous prétexte de les aimer, nous ne leur transmettons plus l’essentiel : le goût de l’effort. Rencontre à Paris.
Coopération. Qu’est-ce qui vous a incité à sortir de votre retraite pour jouer les redresseurs de torts?
Aldo Naouri. Les difficultés scolaires des enfants, leur instabilité, la violence dont ils font preuve et qui ont pris depuis quelques années une tournure préoccupante… Mais ça fait longtemps que j’observe cette dérive. Toutes mes publications depuis 1982 sur la place du père, de la mère, de l’enfant dans le couple traduisent mon désaccord sur la façon dont on s’occupe des enfants aujourd’hui. Avec ce livre[1], centré sur l’éducation, j’ai voulu être plus concret.
Qu’est-ce qui ne va pas dans notre manière de faire?
Elle ne prépare pas les enfants à la discipline de l’apprentissage scolaire. Les enseignants disent qu’ils n’ont plus des élèves, mais des clients. Une institutrice m’a confié que lorsqu’elle annonçait un travail de lecture, un élève s’exclamait: «Oh non, je voudrais faire du dessin!» Un autre: «Je voudrais chanter…» C’est fou! Pour que l’enfant reçoive une instruction, il faut qu’on l’ait sorti de sa tentation constante de voir tous ses désirs satisfaits.
Que reprochez-vous concrètement aux parents?
Ils sont empreints d’un savoir psychologique mal digéré, ce qui les amène à inverser leur rapport à leur enfant. Celui-ci est devenu un complice avec lequel ils négocient. L’objectif des parents aujourd’hui est de plaire à leurs enfants. Ils veulent être pour eux les meilleurs parents du monde.
Comment ce souci de plaire à leurs enfants s’exprime-t-il?
Les parents ne les dissuadent pas du faux scénario qu’ils se construisent. A la fin de sa première année, tout enfant, garçon ou fille, comprend qu’il est dépendant de sa mère et que celle-ci peut le tuer; il développe donc des mécanismes pour se défendre d’elle. Par exemple, il est assis sur sa chaise haute et il jette sa cuiller par terre, sa mère la ramasse mais il la rejette aussitôt. Si la mère la ramasse encore, elle signifie à son enfant qu’il est plus fort qu’elle et elle le renforce dans son faux scénario. Mais si elle lui dit: «Mon chéri, ça suffit maintenant», elle lui signifie au contraire qu’il n’est pas aussi clairvoyant qu’il l’imagine. Il fera donc des efforts pour lui être agréable.
Il faut frustrer, alors?
Je suis convaincu que si les enfants d’aujourd’hui portent en eux de la violence, c’est parce qu’il n’y a pas eu de démenti donné à leur faux scénario.
Les parents sont-ils les seuls responsables de cette dérive éducative?
Non, bien sûr! C’est un problème de société. Nous sommes passés d’une société de pénurie, dont la maxime était «dans la vie, on ne peut pas tout avoir», à une société d’abondance, où l’on est martelé par l’idée que non seulement on peut tout avoir, mais qu’on y a droit. C’est cette illusion qui perturbe le travail de l’éducation.
Que conseillez-vous aux parents qui viennent d’avoir un enfant?
De penser à leur couple, d’abord. Il ne faut surtout pas mettre l’enfant au premier plan et être asservi à lui. Leur statut, leur expérience les autorisent à dire: «C’est moi le pilote dans l’avion, c’est moi qui décide et toi, mon enfant, le passager, tu ne négocies pas.»
Et aux parents qui n’ont pas suivi cette «bonne voie», que leur dites-vous? Les erreurs d’orientation sont-elles réparables?
Rien n’est jamais perdu. Mais plus les enfants sont grands et plus cela nécessite d’énergie et d’investissement pour faire obstacle aux pulsions, ces forces qui nous traversent et que nous voulons satisfaire.
Les grands-parents ont-ils un rôle à jouer?
S’ils donnent des conseils éducatifs, ils infantilisent leurs enfants, et c’est difficile à vivre pour ces derniers. Mais ils peuvent raconter leur propre expérience, expliquer que bien qu’ils n’aient pas cherché à être aimés coûte que coûte de leurs enfants, ce qu’ils ont fait a été plutôt valable. Je dis souvent aux parents qui viennent me voir et qui sont tentés d’adopter une attitude contraire à celle qu’ont eue leurs propres parents avec eux: «Vos parents ont quand même réussi à faire de vous des gens valables. La preuve? Vous aimez, vous travaillez, vous procréez!»
Vous n’êtes pas très exigeant!
Non, mais cet objectif, aussi simpliste soit-il, les parents d’aujourd’hui n’arrivent plus à le tenir avec leurs enfants. Voyez cette désaffection vis-à-vis de l’amour, de l’engagement…
Pas de doute, à vous écouter, il y a urgence…
Je suis très pessimiste. J’ai écrit un livre dans lequel je donne des indications sur les mesures à prendre, mais je ne me fais pas d’illusion. Je suis convaincu que ça va éclater!?
Bio express
Aldo Naouri (71 ans) est un grand-père qui ne s’en laisse pas conter! Même qu’il a fermé son cabinet de pédiatre depuis 2003, il «persévère» à s’intéresser aux enfants.
Benjamin d’une fratrie de dix enfants, père de trois enfants et trente-sept ans de consultations
pédiatriques lui ont permis de voir ce qui marchait dans l’éducation. Et justement, ce qu’il préconise depuis la publication de son premier livre en 1982, L’enfant porté (Seuil), c’est que l’enfant tienne son rôle et les parents, le leur. «Je crains le pire, mais au moins j’aurai fait ce que j’ai pu.»
Véronique Châtel
Source : Website : http://www.cooperation-online.ch/index.cfm?id=33953
Journal : Coopération No 22 du 27 mai 2008
Date : 27. 05. 2008
[1] Eduquer ses enfants, l’urgence aujourd’hui, Aldo Naouri, Editions Odile Jacob