Santé connectée : quand les assurances veulent nous surveiller

Sans nier les bienfaits du sport, une bonne santé est moins une question de mérite que de chance. Or la tendance des assurances-maladie est non de récompenser ceux qui en font, mais de pénaliser ceux qui ne souhaitent pas transmettre leurs données privées.
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Santé connectée : quand les assurances veulent nous surveiller

Cela fait belle lurette que nos téléphones portables ne nous servent plus seulement à téléphoner. Après avoir remplacé nos réveils, nos agendas en papier et nos coachs sportifs, ils pourraient bien devenir des outils de surveillance à la solde de certaines compagnies d’assurance-maladie.

 

C’est du moins ce qu’espère la CSS, l’une des plus grandes compagnies d’assurances de Suisse. L’objectif de cette entreprise est d’utiliser les «(…) moyens digitaux actuels, comme les montres in­telli­gentes avec leur cohorte d’applications mesurant les pas effectués, les calories brûlées, les pul­sations, ou autre programme fitness effectué, pour connaître les activités phy­siques de leurs as­su­rés». Sur la base de ces données d’activités physiques, la compagnie se laisse le droit de faire payer plus cher ceux qui montreraient une activité physique considérée comme insuffisante. L’as­surance se vante d’être pionnière en Europe dans cette démarche.

 

La proposition de la CSS s’inscrit dans un contexte socio-sanitaire particulier, très marqué dans nos pays. D’une part, une partie du corps médical nous rappelle que l’activité physique nous est profitable, une information qui conduit à la mise en place de politiques gouvernementales «pro-santé», relayées et soutenues par les médias de masse. Il en résulte que nous sommes en perma­nence encouragés à «bouger plus», en quête de la «meilleure santé possible», au risque de condam­ner ceux et celles qui refuseraient cette quête par leur choix de ne pas trop «bouger». D’autre part, nous sommes régulière­ment informés des dangers potentiels qui nous entourent : ce qu’on mange, ce qu’on boit, la façon dont on dort, ce qu’on respire… Tous ces éléments menacent notre santé. Nous sommes té­moins et victimes de la mise en place d’un «terrorisme sanitaire», finement relevé par Woody Allen qui estime qu’aujourd’hui, «les mots les plus doux ne sont pas “je t’aime”, mais “c’est bénin”». Dans un tel contexte social, la CSS ne devrait rencontrer que peu de résistance, qu’elle soit citoyenne ou gouvernementale, dans son projet de surveiller et «pénaliser» financiè­rement par des augmen­tations de primes d’assurance-maladie les individus inactifs qui ne répondent pas aux attentes sanitaires et sociales. Il importe donc de s’interroger sérieusement sur les conséquences éthiques d’un tel projet.

 

Tout d’abord, si elle se met en place, la proposition de la CSS va faire émerger deux catégories d’assurés : d’un côté, ceux qui seront d’accord pour mettre à disposition des données privées qui seront utilisées comme outils discriminatoires. De l’autre, ceux qui considéreront que toute donnée personnelle doit le rester et qui refuseront de les partager. Autrement dit, si je sue régulièrement sur mon vélo et que j’estime que mes données de perfor­mances ne regardent que moi, je devrai payer une prime plus chère, alors même que je m’entraîne sans doute plus que la majorité des gens. La CSS ne propose donc pas de récompenser ceux qui font de l’activité physique : elle pénalise ceux qui estiment que leurs données privées ne regardent personne d’autre qu’eux-mêmes.

 

Ensuite, toute hésitation à entrer dans la logique de surveillance proposée par l’assurance ne manquera pas d’être considérée comme suspicieuse. Tout refus de dévoiler des données d’activités sera un aveu de non-activité. En effet, le contexte socio-sanitaire décrit ci-dessus, «manger mieux et bouger plus», nous incite à considérer toute poignée d’amour comme le témoin d’un «laisser- aller», de notre paresse à prendre soin de notre corps. Ceux qui refuse­ront de jouer le jeu de l’assurance seront suspectés d’être des flem­mards qui préfèrent se goin­frer sur leur canapé au lieu de faire des tours de stade, participant ainsi, à terme, à augmenter les coûts liés à la santé. Les assurés qui souhaiteront ne pas divul­guer leurs données d’activités physiques devront se pré­parer à être considérés comme étant ceux qui «coûtent cher» au système, et stig­ma­tisés comme tels. Eviter cette stigmatisation ne se limitera pas seulement à entrer dans le jeu du partage des données d’activité physique : tous les assurés qui accepteront de partager leurs données mais qui ne seront pas considérés par l’assurance comme «assez méritants» seront discriminés en devant payer des primes plus chères.

 

Troisièmement, elle [la proposition de la CSS] nie les difficultés financières de certain(e)s à se procurer le matériel nécessaire à la récolte des données d’activités physiques et aux impossibi­lités multiples d’être actif physiquement, comme il semble que ce soit le cas en cas de surcharge pondérale par exemple. En effet, dans une enquête récente, Gary Taube, un journaliste scientifique américain, nous propose de considérer l’inactivité physique comme une conséquence du surpoids – et des maladies associées qui sont majoritairement les cancers, les soucis cardiovasculaires et le diabète de type 2 – et non l’inverse. Selon cet auteur, la plupart des personnes trop corpulentes ne par­viennent tout simplement pas à faire du sport, car leur corps consacre toute l’énergie disponible à stocker des graisses, ne leur laissant que peu de réserves énergétiques à consacrer pour de l’activité physique. Sans nier les bienfaits du sport sur la santé, il propose que la solution aux mala­dies contempo­raines – et donc à l’explosion des coûts de la santé – réside moins dans l’ac­tivité phy­sique que dans nos choix alimentaires, plus particulièrement dans notre sur­consom­­­mation de sucres raffinés ou non. Un grand nombre de voix se sont d’ailleurs récemment éle­vées pour dénoncer l’omniprésence du sucre dans notre alimentation et ses nombreux méfaits sur notre santé.

 

Une «bonne santé» est moins une question de mérite qu’une ques­­tion de chance; l’activité phy­sique ne nous met pas à l’abri absolu de tomber malade. Il devrait donc exister un principe de so­li­­­da­­­rité liant tous les assurés entre eux : ceux qui ont la chance d’avoir moins besoin de soins mé­di­caux participent aux frais de ceux qui n’ont pas cette chance. Et si l’activité physique parti­cipe en effet à nous maintenir en meilleure forme, ne perdons pas de vue que ceux qui font du sport ont simplement l’opportu­nité de pouvoir le faire; ils ne sont en rien plus méri­tants que les autres.

 

 

Dr Vincent Menuz[1]

Source : Site internet Philosophie.fr – 07.11.16

Article initialement publié sur : Le Huffington Post SAS

Mise en forme : APV

Date de parution sur www.apv.org : 18.11.19

 

[1] N.d.l.r. : Vincent Menuz est docteur en biologie, associé de recherche aux Universités de Zurich et Montréal (groupe OMICS-ETHICS), enseignant de biologie au Collège Rousseau à Genève, et cofondateur de NeoHumanitas, un think tank suisse encourageant la réflexion sur les conséquences sociales et éthiques de l’amélioration de l’être humain par les technologies émergentes.

Article écrit par Menuz Vincent, Dr-

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